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Méchain eut une manière de mansarde ; Fagot et le meunier partagèrent une chambre longue, qui finissait en boyau. À mesure qu’on les séparait, ils perdaient leur âme collective. Le froid de l’hôtel tombait sur eux, et comme le Petit Miroir n’avait pas encore la lumière électrique, ils se trouvaient enveloppés de pénombre, entre des murs mornes, devant la pâleur équivoque des lits.

Torcol et Troublon occupaient une pièce assez vaste où deux couches s’allongeaient côte à côte. Il n’y avait qu’une seule bougie. Elle élevait sa lueur misérable vers un Cinquantenaire et un Ouvrier de l’expansion belge. Une tristesse incommensurable tomba sur Torcol. Il revit le zinc où fonctionnait son père aux bras nus, la caisse où sa mère montrait un visage violet et une perruque orange. C’étaient de bonnes créatures, aux veines saillantes, aux chairs tapées, dont les eczémas, les rhumatismes, les furoncles, l’asthme et les névralgies ne diminuaient ni l’humeur cordiale ni le naïf optimisme. Leurs cœurs usés dès l’adolescence palpitaient d’amour pour le fils aux paupières bouillies. Ils l’avaient « fortifié » avec des viandes rouges, du vin généreux et même de la vieille eau-de-vie d’Armagnac. Si Pierre commençait à perdre son poil à dix-huit ans, s’il connaissait déjà l’attaque des rhumatismes, si ses yeux produisaient de l’eau pendant le jour et de la cire pendant la nuit, son enfance n’en avait pas moins été chaude de bien-être et de tendresse. Il s’en souvenait, avec la terreur de l’avenir, devant l’Ouvrier de l’expansion belge à la barbe fleurie.

Son âme s’envolait vers la boutique fumeuse, vers l’odeur des pipes, du vin, de l’absinthe et de l’anis, vers la trogne hilare du cabaretier, vers le visage cyanosé de la mère. Et l’acte héroïque devenait un crime… Pierre Torcol avait trahi ceux qui peinaient pour lui depuis sa naissance et qui peine-