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neuves : il n’y a plus de péril, il n’y a plus que l’inconnu, et tous se flattent de le vaincre :

— On trouve du travail partout, s’exclame le fossoyeur. Toi, l’ébéniste, il ne te manquera pas de meubles à fignoler ; toi, le mécanicien, sois tranquille, il y a de la mécanique par ici, plus qu’en France… et tant qu’à avaler des petits verres, mon vieux Torcol, ils ne doivent laisser leur part à personne dans ce patelin. Moi, je suis bien tranquille, je trouverai toujours des clients !

Le paysage avait changé. C’était encore une terre encombrée d’hommes, la terre pullulante du Brabant, mais la chair fraîche des plantes couvrait les plaines, le vent fleurait l’herbe et la feuille. Puis, la lueur d’une grande cité monta parmi les constellations, le train poussa sa clameur aiguë, le pouls des pistons se ralentit et les neuf se virent dans une gare fuligineuse, pareille à une gare de Lyon, de Marseille ou de Lille. Mais l’accent et la syntaxe des porteurs signalaient un autre peuple :

— Monsieur, veuyes-tu que je porte ta malle ?

— Est-ce qu’il faut appeleye une vigilante ?

Ils se tassaient, avec une sourde méfiance. Parce qu’ils n’étaient plus emportés vers l’étendue, ils sentaient mieux le vague et la menace. Ces commissionnaires qui se ruaient sur les bagages, c’était la lutte avec une race indéfinissable. Ils refusaient leurs valises, et, par ce seul geste, encouraient le dédain ou la moquerie. Le gîte semblait lointain ; ils redoutaient d’exposer leur maigre budget à l’astuce des aubergistes. Ce fut Torcol, le moins énergique de la bande, qui dut prendre la première résolution. Il appela un vieux porteur à blouse bise et lui remit sa mallette en disant :

— Vous allez nous conduire dans un petit hôtel pas cher…

Le vieux le dévisagea de ses yeux noyés dans la couenne. C’était une face d’ivrogne, honnête et