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si le meunier pose des questions imbéciles et tremblantes, si le petit Meulière grelotte en se serrant contre son camarade, si le mécanicien siffle le même air avec une persistance intolérable, si Armand jette de longs regards sur les paysages de Picardie et de Flandre, c’est qu’ils ont hâte d’entendre un cri ou de voir un poteau qui annoncera la délivrance. Alors, leurs cœurs seront délivrés de cette attente qui coupe, qui pèse et qui ronge.


Seul le fossoyeur ignore l’angoisse. La certitude est en lui. Il sait qu’il atteindra sans encombre la frontière ; il la touche déjà, et la lettre seule l’occupe qui « épatera » le ministre de la guerre et fera couler l’encre d’imprimerie. Dans la poche intérieure de son veston, il tate les cinq enveloppes qui seront jetées à la poste de Bruxelles. Il est fier, il est puissant, il est historique. L’acte qui les réunit dans ce dur compartiment de troisième classe lui apparaît égal à la prise de la Bastille. Les phrases d’Armand sont gravées sur l’airain de sa mémoire ; leur réalité est aussi sûre, et plus belle que ces paysages qui tournent à l’horizon. Les Temps nouveaux clignent là-bas, avec le soleil couchant, avec les premières étoiles, avec ces lueurs qui dansent sur les villages ou rougissent aux cratères d’usines. Jacques Bouchut voudrait étreindre des hommes inconnus et leur annoncer que la délivrance est prochaine : les patries sont mortes, l’antique misère est abolie.

— Nous y sommes ! fait soudain la voix mystérieuse d’Antoine Fagot.

Les entrailles ont tressailli. Méchain est livide, le fossoyeur a les joues ardentes. Des larmes coulent aux paupières nues de Torcol. L’ébéniste, sinistre, regarde Troublon, donner des coups de poing sur son genou ; le meunier s’étonne de ne pas voir des choses extraordinaires ; le petit Meulière lève un