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rière les coins, pour surprendre les espions. La nuit, il se nouait un mouchoir sur la bouche, pour ne pas prononcer, en rêve, des paroles imprudentes. La rencontre des chefs faisait grouiller ses pieds, de crainte et d’une volupté méchante ; la conspiration coulait avec le sang de ses veines, assaisonnait ses aliments, lui râpait délicieusement la cervelle.

Pendant un mois, l’enthousiasme et l’inquiétude alternèrent. Lorsqu’ils avaient subi les discours d’Armand, tous semblaient résolus. La contagion mystérieuse des paroles abolissait leur personnalité ; un brouillard et une chaleur étaient en eux, qui mettaient plusieurs heures à disparaître. Puis reparaissaient ces routes et ces sentes où cheminent les idées et les sentiments que nous ont faits le milieu, et l’éducation, l’habitude, l’atavisme. Ils concevaient la gravité de l’aventure, ils entrevoyaient des luttes déprimantes et de longs regrets. Chacun cachait ses faiblesses aux autres. Lorsqu’ils se retrouvaient ensemble, l’âme des foules les repréparait à subir l’ascendant de Bossange, à s’exalter avec le fossoyeur. De nouveau, leurs personnalités se simplifiaient, étreintes par cette énergie collective qui donne un charme si grave au renoncement, une sécurité si confiante et si vaste…

C’est un samedi du mois d’août, dans une clairière de la forêt, que leurs dernières incertitudes s’évanouirent. Ils discutaient la lettre. Cette lettre était un manifeste qu’ils comptaient envoyer, après la fuite, au ministre de la guerre et à quelques journaux. Armand avait finement suscité la collaboration de chaque camarade. Il écoutait les bavards, « déclenchait » les silencieux et les timides, savait détourner chacun de ses manies et lui suggérer les idées utiles : par des allusions cordiales, par des approbations discrètes, il leur donnait l’amour-propre d’auteur.