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une charpente granitique. Avec ses mains dures, il clivait des pierres et trouait des planches ; sur ses pommettes en pyramides, il s’amusait à casser des noix. Ses dents broyaient les os de jambon. Cet individu de haute stature, légèrement déjeté vers la gauche, les pieds pointus, les rotules saillantes, la face en chanfrein, marquait une ardeur noire et une invincible obstination. Fils de fossoyeur, il n’exerçait encore la profession paternelle que par intermittences et comme aide. Elle ne lui répugnait pas. Il tenait seulement que, dans une société bien faite, chaque famille devrait elle-même ensevelir ses morts, et que les fossoyeurs étaient ignoblement exploités.

Jacques Bouchut lisait avec frénésie. Il couchait avec ses livres et les dévorait jusqu’au bord des fosses. Mais il ne pouvait les souffrir que de deux sortes : ceux qui racontent quelque chose, — l’Histoire, les romans, les mémoires, les causes célèbres, — ou ceux qui revendiquent des droits, excitent à la révolte, dépeignent la misère et l’humiliation des pauvres. Toute autre lecture l’endormait. En sorte qu’il avait des lumières sur les Perses, les Grecs, les Assyriens, les Espagnols, les Prussiens ou les Russes, sans aucune idée sur les lieux où s’agitaient et s’étaient agités ces peuples.

Le fossoyeur, dès qu’il entendit Bossange, reçut le coup de grâce. Il admit d’un bloc que ce jeune homme possédait la vérité ; il était prêt, selon l’occurrence, à se faire casser la g… ou à aller poser une bombe chez le colonel.


Antoine Fagot, l’ébéniste, passait à travers les êtres et les choses d’une manière circonspecte. Ce garçon aimait le mystère. Son visage, où l’huile transsudait sur un fond vieille poire, affectait une impassibilité pleine d’amertume. Il surprenait les secrets des autres avec une habileté merveilleuse.