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d’être par sa seule existence le trouble d’une autre existence. Ah ! qu’y faire ? Dans la mêlée des êtres, où chaque geste attise des joies et des peines — et combien plus souvent les peines ! — il faut aussi meurtrir des âmes parce qu’elles vous aiment ! Ce sont les trophées, les drapeaux conquis, les scalps de la guerre des sexes. Plus d’une en fait le meilleur de sa destinée amoureuse et danse autour du poteau. Âpre lutteuse, Christine déteste pourtant qu’on souffre pour l’amour d’elle ; elle ne ménagera pas l’ennemi, mais elle veut le bien des alliés. Lesquels plus sûrs que Delaborde, qui lui donnerait toute chose, et que ce Rougemont qui courrait au feu pour elle ?

D’une voix qui s’est détendue, elle murmure :

— Vous ne répondez pas ?

Les bras de l’homme ont frémi. Toute sa peau est endolorie, glaciale et ardente ; dans sa poitrine, une bête farouche étouffe. L’envie l’emplit de la plus mauvaise illusion. Comme d’autres se forgent le faux bonheur, ivres de foi auprès d’une femme qui les trompe, lui se crée un drame misérable et dérisoire : les yeux qui le regardent, aussi francs que les siens, demeurent illisibles. Il est dans ce monde étrange de l’homme, que la parole et l’écriture ont construit à travers les temps, où l’histoire des peuples et l’histoire des individus se noie dans la fable. Il imagine qu’il veut bien perdre toute espérance, mais pas comme cela ! Dans cette minute où chaque nerf s’affole, la pire horreur est qu’elle soit là, auprès de lui, François Rougemont, pour sauver le vieil homme. C’est la seule, l’inexpiable trahison, et l’injure suprême ! Ah ! si la grève n’était pas résolue, il la déchaînerait, parce que Christine est venue !

— Que pourrais-je répondre ? fait-il d’une voix qui sombre. Je ne suis pas le maître de l’heure. Et quand je le serais ? Vous le savez bien, mademoi-