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— N’oubliez pas, camarades, que le succès d’aujourd’hui n’est qu’un tout petit commencement. Que personne ne désarme. La lutte ne doit plus jamais cesser, ou du moins elle ne doit cesser que le jour où disparaîtra le dernier exploiteur.

— Pas peur ! s’ébroua Pouraille. Nous connaissons la valeur de nos os !

Tous ricanaient de béatitude ; il y eut une magistrale levée d’absinthes chez le mastroquet ; le seul Bardoufle gardait sa mélancolie. Et comme François l’interrogeait :

— J’en peux plus ! soupira-t-il. D’avoir gagné la croûte à ne rien faire, ça me fiche la guigne.

— Vous ne savez pas ! s’esclaffait l’homme à tête de loup, il avait trop de poigne. Alors, on l’a fait chef de chantier. Il faut qu’il paye une tournée !


Dans le crépuscule naissant, François s’en revenait avec Bardoufle. Il consolait, presque tendrement, le pauvre colosse mangé par les scrupules :

— Je vous comprends bien, ami… je vous en estime davantage. Et si nous pouvions retourner aux siècles passés, je vous approuverais. Car il n’y a pas de doute : jadis l’homme qui ne travaillait pas ferme gagnait mal son pain. La terre était ingrate et dure, le moindre confort coûtait des luttes terribles. Mais n’oubliez jamais, Bardoufle, que de nos jours, les machines nous permettraient, si l’organisation était humaine, de vivre, presque luxueusement, avec un travail modéré de deux ou trois heures. Quand on exige dix heures d’efforts, on nous vole abominablement !

— C’est que je n’ai pas même donné un coup de pelle, gémit le terrassier.

— Et combien en avez-vous donné de trop dans votre existence ? Combien de milliers de fois avez-vous reçu cent sous pour un travail qui valait vingt