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veiller. Celui qui fera trop d’ouvrage, tu lui flanqueras une pelle dans le trou de balle.

Bardoufle ne pouvait s’évader de son ahurissement. Il avait la bouche béante, les bras morts ; il bégayait :

— Voyons, dix-huit sous ! Y a pas de raison… ces pattes-là, c’est fait pour la besogne.

— Tu tapes dans le mille. C’est parce que t’es trop bâti ! Quand tu tiens l’outil, c’est plus fort que toi, tu ne mets que du café. Allons, vieux berlingot, t’as assez travaillé pour le coffre-fort ! On te pensionne ; tu vas pas chialer, peut-être ?

Bardoufle se résigna. Il promena par le chantier sa masse dandinante. Ses yeux lents examinaient avec tristesse et dégoût le travail des camarades. Il essayait de se persuader que c’était de bonne guerre, mais tout son instinct se révoltait. Plus encore que les pauses innombrables, il exécrait les mouvements qui singent l’activité, cette contre-besogne qui était comme un croc-en-jambe à la besogne utile. Et il soupirait, le cœur gros, se demandant si la révolution demeurerait aussi sournoise, si le devoir du travailleur continuerait à ressembler à l’action d’un marchand qui fraude sur le poids ou la qualité de la marchandise…

Vers dix heures, Eugène Lehoudeaux reparut. Cette fois, estimant qu’il avait abondamment fait preuve de bonhomie, il apportait l’œil du maître. Il sut s’introduire à l’improviste. Le cœur lui creva : d’un coup d’œil, il constatait la « flemme » des hommes et que leur production n’était guère plus abondante qu’avant la grève. Comme il passait à travers les groupes, consterné et hostile, il vit Bardoufle qui « inspectait ». Ce fut le coup de couteau. L’entrepreneur s’arrêta, les oreilles brûlantes, considéra le chef, de haut en bas et de bas en haut :

— Alors, tu ne fiches rien ! cria-t-il.

Bardoufle, rouge jusqu’au fond de la nuque, di-