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moi… non, vous ne le savez pas : il n’y a pas de parole humaine pour le dire. Quelque chose comme la destinée, ce qu’il y a d’universel dans une pauvre créature qui aime la beauté et qui se sent disparaître… Mon Dieu, quand je pense à vous… c’est un chant de gloire, l’hymne des vies innombrables… tout ce que j’ai vu dans mes voyages, quand j’étais jeune et si riche d’enthousiasme… ces villages d’Italie où j’ai été heureux… ces crépuscules de Naples pleins de navires et de nuages en feu… les montagnes d’été, quand les forêts se hâtent de faire leurs feuilles, et tant d’autres choses inexprimables… des villes, des môles, des rivières, des étoiles vues au fond des bois, des fontaines sur la place d’un beau village, des routes qui ont l’air de conduire au ciel, des canaux perdus dans un vieux paysage de France, où les chalands semblent abriter des joies éternelles, enfin, tout ce que j’ai vu quand j’étais fort, plein de sève et d’admiration. Vous êtes comme ces mélodies qui éveillent notre existence ancienne et nous font voir ce que nous avons perdu… et bien plus encore. Oh ! Christine, bien plus encore !

Il s’essoufflait, fou d’amour et de détresse. L’artiste qui n’avait pu croître et qui survivait en lui, se mêlait au vieil homme désespéré de sentir la fin de toute espérance ; les mots jaillissaient avec une éloquence sourde ; ils ne mentaient pas, ils tâchaient à exprimer sa passion ; ils s’exaspéraient seulement de leur impuissance. Sur le boulevard silencieux, devant les fortifications pelées comme de vieux tapis, Christine se sentait émue de ce grondement lamentable. Son âme optimiste conçut — presque — notre incurable misère, l’embuscade terrible où nous jettent nos mouvements, l’épouvante d’être , avec notre chair souffrante, la certitude affreuse de vieillir et de périr !… Que répondre ? Elle crut devoir écouter jusqu’au bout.