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n’était plus le révolutionnaire, c’était l’amoureux pauvre, jeune et fort qui exécrait l’amoureux riche, vieux et débile. Que Christine pût être tentée, Rougemont ne voulait pas le croire, et les raisons se pressaient devant lui, persuasives.

Mais il le croyait tout de même, parce que l’instinct emporte les arguments comme le torrent emporte les pierres de la montagne. Dans les ténèbres du subconscient, une mauvaise colère l’excitait à faire dévaster, un jour de grève, les établissements Delaborde.

Cette jalousie eut sa grande heure. Un mercredi, passant par l’avenue de Choisy, où l’amenait un incident de grève, François vit Delaborde descendre de voiture. L’éditeur portait un long pardessus clair, un huit reflets neuf. Des moindres détails de la toilette, de la face frais rasée, des moustaches retroussées au petit fer, se dégageait une volonté d’élégance, plus frappante chez cet homme mal fait pour la tenue.

Delaborde congédia le fiacre. Il marchait à petits pas, d’un air indécis, vers les fortifications :

« Il n’a rien à faire par ici ! » se disait le propagandiste.

Son cœur fit un bond terrible : Christine venait d’apparaître. Alors, tout sembla possible. Une méfiance amère et injurieuse posséda le jeune homme ; il aurait appris sans surprise que Christine était la maîtresse de l’autre. Les mains glacées, la bouche cuivreuse, et presque inconscient, il se dissimula à l’ombre d’une porte cochère…

Le gros homme saluait, maladroit, misérable et essoufflé. Rien, dans l’attitude de Christine, ne marquait qu’elle s’attendît à la rencontre ni qu’elle en fût surprise. Il hésita une minute, puis il se rapprocha et parla vivement. Elle haussa les épaules, ils se mirent à marcher côte à côte :

« Je ne veux pas les suivre ! » se disait François.