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nelles mornes. Lorsqu’il les entendait vitupérer contre les exploiteurs ou flétrir l’avilissement militaire, une telle amertume envahissait son vieux cœur, qu’il en aurait pleuré.

Ce matin-là, levé de bonne heure, à son habitude, la jaquette bleu de roi, le pantalon gris méticuleusement brossés, la cravate de satin noir nouée selon un rite immuable, le col et la chemise bien clairs, il sentait en lui les éléments du bonheur et considérait le soleil avec une petite palpitation de jeunesse. Qu’il eût été doux d’emmener ses fils au bois de Verrières, de sentir en eux la suite de sa race et l’espérance d’un relèvement. Hélas ! c’était le 1er mai, une fête pour eux, d’odieuses saturnales pour lui… tout le jour, leurs âmes vivraient en discordance. Pendant qu’il s’astiquait dans le logis malodorant, où bondissaient les puces, où pullulaient les mouches, Adèle avait passé une jupe de finette, couverte de taches larges comme des écus de cinq francs. Un cambouis de pommade et d’ordures ménagères poissait sa chevelure, ses orteils trouaient les pantoufles ; son visage, huilé par le sommeil, s’éclairait de prunelles joviales, crédules, imprévoyantes, soupiraux d’une âme où la vie avait passé comme dans l’âme d’un chien.

Elle préparait grossièrement, avec du café moulu d’avance chez l’épicier Pastrulle, le petit déjeuner ; et tandis que le breuvage exhalait son arôme, elle disposa sur la table du beurre rance, une miche de quatre livres, du lait bleu, des jattes fleurant l’eau de vaisselle.

L’employé épiait ces préparatifs avec mélancolie. Ils eussent pu lui paraître aimables, car il appréciait la douceur des repas en famille. Mais vingt ans de désordre et de crasse n’avaient pu l’habituer à se repaître comme une bête. Ah ! la table et la vaisselle claires, une odeur saine, des mets préparés par une main propre, ah ! la séduction d’une intimité faite