Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/398

Cette page a été validée par deux contributeurs.

aigre, du beurre salé où se dissimulent les suifs et les axonges…

La parole coule au sein d’une délicieuse veulerie, la vie du prochain se transmue en chaotiques légendes, l’espérance vagabonde, entretenue par la cartomancie et par la clef des songes. Entre ces femmes aux tignasses appauvries, peignées en un tour de démêloir, ces faces grisonnantes et ces bouches vermoulues, ces jupes remontées sur le ventre, marinées de ragoûts, de graisse et de sueur, passe la bonne aventure, — l’occulte, le mystère, les esprits propices et néfastes, une féerie que la vie des villes et la mort des dogmes a faite uniforme, vermiculaire, mais où se retrouve l’essentiel de ce qui, depuis le premier fétiche, soutient les misères de la bête humaine…

Et les femmes aperçoivent la révolution comme une fête débonnaire, arrosée de cafés, pendant que les hommes organiseront une existence sûre et brillante.


Une exaltation pareille animait les ouvrières des usines et des ateliers. Brocheuses, brunisseuses, polisseuses, couturières, lingères, lavandières, vendeuses, plumassières, cardeuses sentaient l’approche d’une heure solennelle. À l’atelier Delaborde les deux sexes fraternisaient, dans une ivresse comparable à celle qui précède les vacances aux lycées ou la libération de la classe aux casernes. Quoique le patron eût une bonne fiche dans la franc-maçonnerie prolétarienne, on l’accusait de gaspiller d’exorbitants bénéfices, dans des restaurants chics, avec de somptueuses Otéros ou de mousseuses cabotines : on lui ferait la « reprise » en douceur, on lui garderait une place confortable.

La plupart narguaient sourdement Deslandes dont la rigidité croissait à mesure : sa presse était mauvaise et l’on se proposait de le condamner aux