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paysage ; c’était le regard d’un enfant, ivre de l’heure présente, pour qui le destin n’a point de figure… Elle ne voyait pas se dérouler cette maigre corde du temps par où le sage se sent entraîné vers l’abîme ; elle n’était pas empoisonnée par l’avenir.

— Le temps passe ? demanda-t-elle. C’est l’heure de déjeuner ?

Le bout de son pied nu secouait du goémon ; elle sortait une langue fine et gourmande : il y aurait du lard frit, des œufs crémeux, des pommes de terre au beurre et du cidre qui grésille.

— Pas encore, fit-il avec un serrement de cœur, effrayé de rompre cette facile béatitude. Je parle des jours, Lalie, et pas des heures… Nous sommes à la fin de notre voyage.

Elle se leva d’un jet. L’atelier couvrit sa rétine, elle entendit marteler les presses plates, gronder la grande rotative ; les brocheuses pliaient, assemblaient, cousaient les feuilles dans une atmosphère captive. Elle répétait avec terreur :

— Alors, c’est fini ? C’est fini ?

Ses mains se tendirent au large… Le bonheur était là, l’hôte insaisissable et qu’elle avait saisi pourtant. Il allait demeurer sur les vagues et sur la plage… Elle comprenait que c’était inévitable. La prévoyance tomba sur elle comme un roc.

François souffrit de lui voir soudain la face grise, les grands yeux mi-éteints et l’oreille pâlie. Mais il savait aussi que les paroles ne peuvent se reprendre. Elles avaient porté leur grand coup. S’il les retirait, il faudrait recommencer ensuite ; et ce serait plus dur.

— Allons ! reprit-il, d’une voix brumeuse… Je suis triste aussi de partir, mais nous ne pouvons pas vivre de la mer, chère petite… Nous ne sommes pas des mouettes !

Les mots de Rougemont avaient la force de l’ouragan et du soleil : rien ne pouvait arrêter ce qu’ils