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des soldats, estimant que c’étaient des fricoteurs ; elle ne se figurait pas la discipline pire qu’à l’atelier. Aux Enfants de la Rochelle, elle confondait, plus attentive aux incidents qu’à la parlotte, l’antimilitarisme avec le syndicalisme. À vivre intimement avec Rougemont, elle accepta une réalité nouvelle, dont elle tirait des fables. Ce fut un article de foi que le soldat subissait les pires insultes, la main à la couture du pantalon, et qu’il pouvait être fusillé pour avoir levé le poing, « alors qu’on traitait sa mère de vache ou de truie ». Elle répétait, sur un ton d’oremus, que la caserne était un dépôt de voleurs, de pédérastes, d’empoisonneurs et de faussaires, le centre de la syphilis, de la tuberculose et de la fièvre typhoïde ; qu’à Biribi, on pratiquait les tortures des Chinois et que les gradés y assassinaient les hommes pour obtenir un congé, du tabac ou de l’avancement.

Eulalie mêlait cette légende aux jeux de la falaise et de l’océan. Son bonheur n’en était point troublé ; elle s’exaltait aux propos de François, avec cette merveilleuse indignation de la jeunesse, tout éclatante de croyance et saturée d’espoir.

Le temps passait. La grande fille ne s’en apercevait guère, mais François songeait au retour. Tandis qu’elle filait par les couloirs, escaladait les rampes ou bondissait dans l’écume, il se demandait s’il avait été sage de l’emmener dans ce terroir. N’en garderait-elle pas un souvenir trop beau ? Puis, son amour avait crû sans mesure : elle reportait vers son compagnon, comme à leur source, toutes les émotions du voyage. À travers le charme encore frais de l’idylle, le meneur redouta l’avenir. Il savait qu’Eulalie ne lui plairait qu’une saison, âme de nature, trop fugace, trop indifférente aux idées, âme de rue et de route, qu’un grand amour même ne policerait point. À l’idée que c’est à lui qu’écherrait cet amour, il frissonnait d’inquiétude. Sans