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l’avait ravagée, les tiges âpres persistaient, assaisonnées de cendres, semées de piérides, de vanesses, de bombyx, de coléoptères, de guêpes, de moustiques et de sauterelles. Le feu s’était écoulé comme une rivière, épanché en étangs, en havres, en lagunes ; la brousse jaune reprenait sur la falaise jusqu’aux confins de l’horizon. Eulalie ne voyait rien, elle s’élançait vers l’océan, elle courait heurter son rêve à la réalité. Et la mer fut.

Elle venait des abîmes. Un site de granit l’attendait, convulsé par mille siècles de marées et de tempêtes. Quoiqu’il fût plus dur que l’acier, l’eau tendre et l’air léger l’avaient taillé en biseaux, en cônes, en pyramides, en aiguilles ; tourné en cornes, en molaires, en croissants ; creusé de pertuis, de canaux, de corridors, d’antres et de labyrinthes. Tantôt la vague amoncelait des troupeaux pâles, rebondissants à tous les détours du paysage ; tantôt elle brassait l’armée des galets avec un bruit de chaînes ; elle rugissait comme un peuple de lions ou comme une migration de phoques, avec des respirations brusques, de longs halètements, on ne sait quels silences au sein des tumultes et quelles douceurs dans le paroxysme.

À cause des nuages, l’eau sécrétait des lueurs et des teintes dont les grâces étaient plus surprenantes d’être liées à tant de colères. Innombrables, des torrents de topaze se heurtaient aux saphirs pâles, aux nacres turquoise, aux béryls ardoisés, ou disloquaient les flaques gorge de coq, aile de faisan. On voyait se tramer des failles, des verreries mourir sur de petites vagues d’ambre, des neiges fondre ou renaître, des îles d’huile sombrer sous des cataractes de lessive, des spires d’iris se superposer à des canaux de poix, à des gouffres d’absinthe. Plus que le bondissement des eaux, ces métamorphoses figuraient la vie de l’océan. Elles parlaient une langue infinie et subtile, accablante et très intime, elle