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votre vie à pile ou face contre la fantaisie de quelques fripouilles !

— De quoi, not’ vie ! ricana Eulalie. Comment voudriez-vous qu’on la joue ? Maman a claqué à l’hôpital, après avoir avalé plus de coups que de pain. Elle était honnête, elle avait gardé sa fleur pour papa… À quoi ça lui a servi ? Pourquoi qu’on aurait plus de chance avec un homme qu’avec dix ?

Une lueur chagrine embuait les grands yeux ; Eulalie concevait vaguement l’ordre et le rythme ; mais elle connaissait mieux le désordre, l’ivrognerie, la famille veule ou vénéneuse, les trahisons du caractère et du sort. Une compassion tendre émut Rougemont ; il savait trop que les êtres accouplés se heurtent, se mordent ou se trahissent, et quelle semence de hasard est la foi jurée. La grande bringue aux yeux de cavale pouvait bien se demander s’il valait mieux courir la savane ou s’arrêter dans la maison de pierre !

— C’est la faute du capitalisme, marmonna Rougemont, qui tenait cette proposition prête comme un fumeur son tabac.

Puis, avec attendrissement :

— C’est vrai que les choses sont mal arrangées !

— Elles ne peuvent pas être autrement ! soupira Eulalie. Je ne sais pas si vous y avez quelquefois pensé, mais nous sommes tous un peu fous, et c’est bien naturel, allez, c’est déjà rien fou que de vivre !

— Oui, l’ignorance nous rend fous, et la misère. L’ignorance c’est la pauvreté du cerveau. Un même coup de torchon doit nettoyer la société et les intelligences.

Eulalie fit une bouche effarée ; puis elle tira la langue qu’elle avait mince et fraîche, mais elle la rentra tout de suite, sachant que c’étaient de vilaines manières :

— C’est encore bien plus fou, ce que vous dites là. Tant plus on est instruit, tant plus on est fou !