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— Je ne connais pas ma force.

On les sépara. L’homme à l’œil sanglant revenait par intervalles, de biais ou par derrière, en faisant mine de tirer un couteau.

Six ivrognes beuglaient, accrochés en monôme. Selon les fluctuations de la foule, ils roulaient contre la muraille ou tanguaient au sein d’un remous. Leur joie était parfaite. Ils l’exhalaient d’une manière fraternelle, avec des cris tendres, des accolades, d’obscurs dictons et se louaient d’avoir séché trente litres.

Cependant, la multitude fermentait. Les injures contre l’armée et les menaces contre les gradés filaient avec des crachats. Elles s’accrurent à l’arrivée des miliciens de la Maison-Blanche, conduits par une délégation de jeunes antimilitaristes. L’Internationale mena grand tapage, les âmes connurent le désir de la bagarre, il s’éleva une marée d’insultes. Ceux des Terrains Vagues manifestaient avec discipline ; ils n’ignoraient pas qu’une révolte violente était impossible et même inopportune : il suffisait, en conspuant l’armée, de donner un exemple et de marquer l’accroissement de la propagande. Mais cette foule alcoolique risquait de dépasser les prévisions et les volontés. Elle commença d’interpeller plus directement la police ; des pressions tourbillonnaires, des houles et des reflux mouvaient les corps ; les refrains, les hurlements, les imitations obscènes, les menaces se heurtaient dans le même désordre que les créatures qui les exhalaient ; on apercevait une sarabande de faces convulsives, la danse des feux noirs, bleus, verts ou gris des regards, les trous humides des bouches, l’éclair argentin des dents saines alternant avec les lueurs louches des incisives cariées.

Alfred Casselles assistait à la scène avec un dédain paisible.

Il considérait sans acrimonie la police, l’infanterie