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dans sa tête : ce jeune homme aux idées lentes, à la parole obscure, vibrait de pensées rapides et de phrases haletantes.

Il revit sa méthodique destinée, remplie par des travaux uniformes, des actes qui tournaient autour des journées comme les aiguilles autour d’un cadran. Il s’en plaignait quelquefois, par imitation, par caprice ou parce qu’il était mû d’un de ces désirs qui bouleversent les faibles créatures. Au fond, il la chérissait. Sa nature s’appariait à l’aspect du bureau et aux besognes où, avec de l’encre, des registres, des feuillets, il s’assurait le droit de vivre parmi les hommes. Il aimait l’odeur du papier, l’encrier, les plumes, le grattoir, la cire à cacheter, la sandaraque, le buvard, disposés selon une ordonnance immuable ; il se plaisait à tracer des lettres vigoureuses et bien articulées, à dessiner les titres en ronde, à parfaire des calculs difficiles.

Au vestiaire, il changeait, avec une volupté sourde, le veston frais contre la vieille veste polie par le temps ; selon la saison, il jouissait de l’ombre des rideaux ou de la caresse du calorifère. C’était un travailleur précis, qui prenait les pauses utiles et ne se privait pas de quelque courte songerie : il se fût blâmé d’un excès de zèle et se fût méprisé de consentir à la fatigue — mais au bout de la journée, de la semaine ou du mois, sa tâche était accomplie, agréable à voir et d’une merveilleuse exactitude. De même qu’il entrait avec satisfaction dans son bureau, de même en sortait-il gaiement aux heures prescrites.

La vue du restaurant le charmait ; il flairait les plats d’un air avisé et sévère, où se cachait une sûre sensualité. Il mâchait lentement, par méthode et par goût, faisait de chaque repas une œuvre complète et pouvait, au bout d’une quinzaine, dénombrer ses menus. Son palais était accommodant ; il jouissait des prérogatives du gourmand sans en connaître les