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emboîter ses phrases. Ensuite, pris d’une soif ardente, il but trois verres d’eau. Sa pensée s’épaississait, il semblait qu’elle fût autour de lui, qu’elle l’enchaînât comme l’enchaînait la pesanteur. Il n’était plus tout à fait un homme ; des choses qui le soutenaient dans chacun des actes de son existence s’étaient rompues et devenaient menaçantes, comme les murs croulants d’une maison. Il ne marcherait plus, ne dormirait plus, ne mangerait plus ainsi que par le passé :

« Pourtant, j’ai bien agi. Et si beaucoup d’autres faisaient comme moi, l’armée serait vite démolie. »

Ces paroles n’avaient aucune consistance ; l’acte se décelait vain, minuscule, incohérent : le jeune homme ne pouvait voir aucun rapport entre l’officier saignant contre la terre et la multitude anonyme des soldats…

Ah ! ce matin encore, il sentait en lui l’infini de la jeunesse, chaque souffle était une espérance, chaque geste promettait des événements extraordinaires ; maintenant, le voici vieux, l’espérance est flétrie, il souffre d’une infirmité incurable ; la mort, à laquelle il ne pensait jamais, dévore chaque fibre : parce qu’il a tué une créature à son image, c’est comme s’il avait supprimé le temps et préparé son agonie.

Il se détesta étrangement ; il vit en soi-même un ennemi épouvantable, et même son seul ennemi. Quel autre lui ferait la millième partie du mal qu’il venait de se faire ? Quel autre le ferait trembler d’une telle détresse ? Quel autre l’emplirait de cette horreur et de ce dégoût ?

Plus il voulait concevoir son acte, moins il le concevait ; mais il percevait distinctement les pièges tendus contre l’homme par les événements intérieurs, plus incertains, menaçants et funestes que les circonstances extérieures. Ses artères grondaient misérablement, une eau orageuse roulait