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grouillait dans tous les recoins du site : il marchait sur la route molle, dans la brume, sous les têtes roussissantes des arbres ; il tombait avec un cri rauque ; il palpitait comme un mouton saigné ; puis il se levait et poursuivait Casselles avec un bruit d’herbes froissées :

— Il est mort ! chuchota l’antimilitariste… mort ! mort !

De nouveau, l’émotion passa. Il descendit sans hâte ; il passa devant la poterne où deux douaniers examinaient un camion. Le voiturier sifflotait avec un sourire opaque ; son œil clair s’arrêta une seconde sur Casselles.

« Un témoin ! » pensa le jeune homme. Successivement, il rencontra deux gamins, un cycliste, un maçon. À chaque rencontre, il recevait un petit coup au creux de la poitrine, son souffle se brouillait. Soudain, il aperçut la vieille femme borgne. Elle s’avançait en traînant la jambe, elle lui jeta un regard vague et larveux : fou de peur, il fila par la rue de Vaugirard, où il accéléra encore son allure. Bientôt, à cause de leur nombre même, il ne craignit plus les passants, mais lorsque surgissait la silhouette d’un sergent de ville, un spasme lui secouait les vertèbres. Enfin, il atteignit sa demeure et, la porte fermée à double tour, couché dans son petit fauteuil de reps cochenille, il s’abandonna au repos, avec un bâillement de fauve.

Dans ces premières minutes, son crime s’éloigna et prit le caractère abstrait des actions anciennes. Puis le souvenir se ramassa, si intense qu’Alfred croyait de nouveau plonger le poignard dans la chair molle ; l’homme roulait sur le plancher, où se superposaient de la terre et de l’herbe. Une insupportable crampe tordit les muscles de Casselles : son regard virait autour des murailles et n’osait s’arrêter sur la fenêtre ; il chevrotait, avec une voix de vieillard :