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tance devenait aggravante : elle « spécifiait » les promeneurs. Casselles croisa plusieurs fois une vieille femme borgne, la tête enveloppée de laine bleue ; un garçon marchand de vins se trouvait continuellement à la petite terrasse d’un café ; quelques fillettes jouaient, aux mêmes heures, à proximité du poste-caserne :

« Voilà les témoins ! songeait-il. Ils ont vu passer, plusieurs jours avant le crime, un individu blond, habillé d’un complet de cheviotte, avec un chapeau mou… »

Une dérision amère crispait sa lèvre ; il exécrait la vieille femme, les gamines, surtout le garçon marchand de vins, à cause de son air attentif, hilare et engageant.

Le mardi, vers cinq heures, Casselles aperçut le lieutenant. C’était un jour bas et chagrin. Sous les nuages saumâtres, au-dessus des fortifications où l’herbe roussissait déjà, un vol de pigeons bizets tournoyait avec mollesse. L’espace était désert. Une senteur de feux se mêlait à l’odeur des arbres, des graminées et des feuilles tombantes. Dans la lueur pauvre, l’officier jetait une lueur de coquelicot ou de géranium. Casselles devint pâle et renifla, tout en tâtant la poche où il cachait son poignard et celle où reposait le revolver. Il fit un détour, il passa aussi loin que possible du cabaret ; d’ailleurs le lieutenant ne songeait pas à se retourner ; c’était un passant dédaigneux, méditatif et sans défiance. À mesure qu’il se rapprochait, Casselles devint plus calme : il marchait dans un songe, non le songe aux pieds de plomb, mais le songe furtif, léger, où l’on glisse à la surface des choses. Il n’avait pas l’impression d’aller à un meurtre, mais à quelque travail fatal et très urgent ; un battement rythmique obscurcissait sa pensée et donnait à l’instinct une précision extraordinaire…

L’homme ne fut plus qu’à quelques pas ; la soli-