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baraque, relancé par les pieds des assistants comme un ballon de foot-ball :

— V’là pour le colon ! V’là pour le général. V’là pour la grande famille ! V’là pour le drapeau !

C’était une joie profonde, frénétique et candide, la joie des affranchis insultant aux idoles de Rome, des serfs assemblés au Sabbat, des huguenots rôdant au « désert ». Après les rois et les dieux, la patrie croulait à son tour. Elle aussi n’était qu’un lien imposé au hasard des guerres et des conquêtes, un emblème adoré par ceux que de féroces épreuves avaient groupés en nation. Entité vague, changeante, faite d’espérances, de craintes, de coutumes, de haines et de supplices, elle avait eu ses prodiges, ses sacrifices et ses rites, ses temples, ses prêtres et ses exégètes. On l’avait servie avec tremblement, encensée sous les espèces du drapeau, nourrie du sang et de l’épouvante des peuples : la bible bourgeoise en faisait la source de toute grandeur, de toute beauté, de toute justice ; on ne la rattachait qu’aux circonstances nobles, héroïques, généreuses ou sublimes. Les massacres et la trahison dont elle était issue, la misère de ses enfants, l’asservissement de ses pauvres par ses riches, ses cruautés envers les races vaincues, ses turpitudes, ses bassesses et ses lâchetés, se dissimulaient sous des fables ingénieuses.

Elle avait paru immortelle. Et voici qu’une autre légende germe au fond des âmes. Elle conduit le délire brutal des Perregault, l’excitation tendre de Gustave, la folie d’Émile, l’imagination mystique d’Armand, la révolte taciturne de Casselles. En piétinant l’uniforme et blasphémant l’armée, ils font le geste de Polyeucte, ils préparent le nouveau Lien.


La nuit d’été coulait par les baies large ouvertes. On apercevait le lait du chemin de Saint-Jacques, Céphée et le Cygne tournant mollement auprès de