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pareraient-elles ? Est-ce que le fond des êtres n’est pas plus puissant que les croyances ?

— Je ne sais pas ! S’il s’agissait d’opinions très anciennes, d’opinions religieuses, peut-être pourrions-nous vivre ensemble. Mais votre foi est mêlée aux mouvements de la multitude. Tout fait prévoir qu’elle passera par une période de victoire et que vos partisans pourchasseront ceux qui partagent mes croyances. Savez-vous seulement si je ne serai pas de leurs victimes ? Supposez qu’il me plaise de rester ouvrière, de combattre les syndicats rouges et qu’on me chasse de l’atelier — comme on le fait déjà pour beaucoup de jaunes ? Vous ne pourriez pas me défendre sans renier vos propres doctrines. Avant-hier, vous vous êtes dressé contre les vôtres parce qu’ils transgressaient un engagement, mais l’expulsion des jaunes est selon votre code. Comment vivre aux côtés d’un homme que sa conscience même empêcherait de me protéger ?

Il demeurait interdit. Au fond, il le sentait bien, l’argument était sans réplique : il eût trouvé déloyal de le combattre.

— Mais vous ne resteriez pas brocheuse, dit-il après un court silence. Le jour où je fonderais une famille, je voudrais gagner tout le pain de la communauté.

— Et vous le pourriez. Mais moi, l’accepterais-je ? Je ne crois pas. Vous n’avez donc pas deviné que j’aspirais à devenir une exploiteuse ? J’aime la force de l’argent, je la crois bienfaisante quand elle est, je ne dis pas même généreusement, mais honnêtement employée. Quelle attitude auriez-vous devant les syndicats si votre femme fondait un atelier de brochure ? Vous seriez vous-même traité d’exploiteur.

C’était si criant d’évidence qu’il n’essaya pas même de tourner la question. Et parce qu’il se taisait, elle l’en estima davantage, elle parla avec beaucoup de douceur :