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Elle-même trouvait à ce repas un charme plus délicat, plus pur, plus innocent qu’aux repas de viande. Ce matin-là, voyant que le mécanicien mangeait à peine, elle s’attrista. Elle connaissait ses affreuses crises de fureur ou de haine. Comment aurait-il pu supporter la séance de la veille ! Prompte elle-même à la colère et sujette aux indignations, jamais elle ne dépassait les forces que la nature tient en réserve pour ces tempêtes de l’être. Plutôt s’en trouvait-elle soulagée et plus apte à goûter la vie. Lui demeurait plus d’une semaine la peau terne et le cœur irritable.

— Tu n’as pas dormi ! fit-elle avec reproche. Je le savais bien que tu ne dormirais pas… et tu le savais aussi. Pourquoi n’as-tu pas pris du chloral ? Tu me l’avais promis.

— Je déteste les drogues ! fit-il avec rancune.

— Elles sont détestables, répondit-elle. Pas toujours. Avec un peu de chloral, tu aurais dormi ; l’insomnie t’a rempli de poisons.

— Qu’y aurais-je gagné ? Ce n’aurait été que partie remise. Il aurait fallu souffrir à l’atelier ce que j’ai souffert dans ma chambre.

— Ce n’est pas la même chose. D’abord la crise de jour est plus supportable que la crise de nuit. Ensuite, le travail t’aurait aidé… Devant les machines, ta conscience est la plus forte : elle te fait tout oublier…


Il la regarda sans répondre. L’orgueil de race gonflait sa poitrine, et c’était comme s’il avait respiré la mer ou la montagne.

— On est comme on est ! fit-il. Je suis créé pour me faire souffrir… Je me ronge comme d’autres se réjouissent — je suis une bête morose. Après tout, ma santé s’en ressent-elle ?

— Certes, tu ne seras jamais gai, dit-elle en mettant sa main douce sur la main sèche de son