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nité a fait hier et aujourd’hui, je ne sais quel pressentiment de ce qu’elle fera demain ! Et la tristesse de terribles besognes sans récompense. Avant d’aboutir ici, j’ai suivi les quais de la Seine. Vous savez quelle étonnante puissance s’y développe du pont d’Austerlitz aux limites de Bercy, entre les gares du P.-L.-M. et d’Orléans, sous les lignes légères du métropolitain, sur l’antique chemin d’eau où pullulent les richesses arrachées aux plaines, aux coteaux, aux forêts, aux mines, aux forges. Ah ! le magnifique pays des hommes ! Mais pour que l’impression soit parfaite, il faut passer par où nous sommes. Alors, cela devient toute l’histoire moderne, sauvage et ordonnée, brutale et délicate, formidable et pacifique, pleine de monstres qui écrabouilleraient comme des insectes le lion de Némée ou le Béhémoth biblique !… Mais quel écrasement de créatures, quelles misères, quelles détresses, quels désespoirs ! Nulle part on ne perçoit mieux la condition des prolétaires recrus de fatigue et dévorés par la phtisie, mal vêtus, mal nourris, mal logés, nulle part on n’est plus accablé par l’étrange fatalité qui veut, qu’ayant à sa disposition le moyen de produire vingt fois autant que l’esclave antique, notre travailleur reste à peu près aussi misérable que les misérables de tous les siècles ! J’ai beau avoir creusé mille fois ce problème, lorsque je me trouve devant un spectacle comme celui-ci, ma stupeur, ma révolte, mon accablement renaissent comme au premier jour.

Il s’interrompit, avec sur le visage cet accablement dont il parlait, mais la masse des prolétaires flottait dans une brume, tandis que le visage de Christine éclairait l’étendue. Et voyant quelle émotion son discours suscitait chez les jeunes hommes, il en conçut un peu de honte, comme d’une fraude. Car s’il était trop orateur pour ne pas charger ses phrases d’artifices et en remplir les vides au petit