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invariablement ébahi. Comme il avait mal suivi la séduction douce qui cheminait en lui, il semblait presque que son amour fût né ce soir. Et la vie d’avant était une eau dormante.

Près du pont de Tolbiac, il fut tiré de son rêve par l’apparition de deux silhouettes. C’étaient de maigres drilles, à l’ossature crapuleuse, aux faces flasques, et qui suaient la gouape. Leurs yeux exprimaient une sauvagerie indolente, où la vigilance étincelait par éclairs, une cruauté molle, une certaine jovialité et des impulsions rugueuses. Ils figuraient à la fois des barbares et d’étranges résidus, des machines ébauchées ou caduques. La peau qui les revêtait était presque une peau de vieillard, leurs dents pourrissaient, leurs lèvres avaient la couleur du foie mort, l’un d’eux larmoyait ; ils montraient des mains énormes et faibles, leurs jambes se décelaient mal jointées, les omoplates saillaient en assiettes et ils avançaient la tête, d’un mouvement brutal, sur un cou tendineux. Seuls, les cheveux poussaient drus, solides, pleins de sève. La mort d’un homme devait leur être aussi indifférente que celle d’un cheval.

— Fous-nous la galette ! fit le plus long d’une voix creuse. Et pas de rouspétance ou je te colle mon lingue au ventre.

François avait bondi en arrière. Il serrait la canne de chêne dont il ne se séparait en aucune circonstance ; comme il en connaissait le maniement, il lui fit décrire un huit énergique. Et il fut content de lui-même, car, après une saute du cœur, il se sentait plein de bravoure insouciante :

— Camarades, répondit-il, je connais l’existence, je sais qu’elle n’est pas toujours facile. Mais l’attaque nocturne ne mène à rien. Ce n’est pas malin et c’est dangereux. Je crois devoir vous avertir que j’ai une bonne voix et que je sais me servir de mon bâton. S’il y a des flics à deux kilomètres, ils m’en-