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métropole des vins, les ponts que franchissent deux lignes du Métropolitain, les débarcadères flottant comme des radeaux à l’ancre, les grues patibulaires ; les rudes cheminées d’usine, les tours de Notre-Dame noyées dans une vapeur de nacre, les hordes des tonnes, les pyramides de moellons, de cailloux et de briques, les tertres de fourrages et les claires-voies de poutres, les sacs, les ballots, les caisses, les barges goudronneuses, les chalands roux, les bateaux élevant leurs futaies d’antennes, les remorqueurs aux profils de morses, les usines et les dépôts, les masures et les casernes des prolétaires — partout la guerre des hommes, le choc des vaillants et des résignés, des voraces et des pitoyables, des rudes et des ingénieux, des impétueux et des pertinaces…

C’est le privilège des sites, comme de la musique, qu’ils s’ajustent à nos émotions. François associait à l’image de Christine la nuit, le fleuve et le faubourg, comme il y eût associé les jardins de Versailles, une prairie close de peupliers, une colline, une fontaine, une clairière. Elle enchantait les quais noirs, l’argenture des flots, les barges pesantes. C’était le grand soir où il souffrait d’elle, l’amour s’élevait comme une fête et comme une catastrophe ; les énergies qui dorment au fond de nous, si bien que nous pouvons les croire mortes, se déchaînaient aux abîmes de l’être. Sur les digues effondrées, la crue montait, la fièvre de sève, la vie immense, l’instinct innombrable. L’espace s’emplissait de genèses.

Il se blâmait d’éprouver un amour où il ne discernait que souffrance, abdication et désordre. Les qualités de Christine apparaissaient plus menaçantes que les défauts des autres femmes : indomptable, elle n’abandonnerait aucune des convictions qui s’accordaient avec sa nature, elle ne souffrirait pas que des révolutionnaires parussent dans sa de-