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mique de l’orateur, la tristesse mêlée à la gronderie, l’apaisement brusque de Dutilleul et des Six Hommes, d’Alfred le Rouge, d’Isidore Pouraille, de Gourjat, dissolvaient les colères. Une minute, le flot tournoya sur lui-même, puis il se disjoignit, il se dispersa, il se perdit en remous solitaires. Quelques poings se levaient encore au fond de la salle, une femme vitupérait en brandissant un parapluie ; un adolescent miaulait, hissé sur une corniche ; un homme velu, la tête enveloppée de linges, battait la mesure avec une pipe culottée ; les deux Sambregoy n’avaient pas abaissé leurs lames, et le Déroulède tenait sa canne sur l’épaule droite, comme un fusil.

Ces gestes n’avaient plus qu’un sens emblématique. Combelard recouvrait son visage hilare, les fuyards cessaient d’écraser Christine. Et Rougemont continuait avec mélancolie :

— Nous avions garanti la parole à nos adversaires… et cette réunion n’avait d’autre but que de laisser leurs opinions se heurter librement aux nôtres. Si j’avais cru un seul moment que l’engagement serait violé, je me serais interdit de prendre la parole, car je ne connais pas, pour un orateur, de pire abaissement que d’être escorté par ses partisans à la manière dont un préfet de police est escorté par les brigades centrales. En réduisant mon contradicteur au silence, vous vous êtes conduits comme si vous aviez peur de l’entendre. J’exprime sincèrement mes regrets au camarade Deslandes, j’exprime aussi tous mes regrets aux dames qui ne s’attendaient sûrement pas à être bousculées et presque piétinées en répondant à votre appel !

Son regard s’était porté sur Christine ; mais les dames éparses prirent l’excuse à leur compte. Une cardeuse de matelas, aux narines poilues, envoya des deux mains un baiser ; trois jeunes brunisseuses exprimèrent une gratitude tendre ; une chocolatière