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n’as rien, tu vivras plus étranger dans ta patrie que le chien d’un rasta millionnaire. Si tu n’as rien, tu seras honni, méprisé, pourchassé et fourré en prison pour vagabondage. La patrie ! La patrie du pauvre ! C’est une fable, un symbole, une inscription sur un livret militaire ou sur un livre d’école, — la plus amère dérision. Ton droit, misérable, c’est de souffrir et de défendre le sol qui appartient à ton maître, à celui qui possède ! Pour lui, pour lui seul, la France consacre, chaque année, un milliard à sa marine et à son armée. C’est le budget de la frousse. Et c’est aussi le budget de l’imbécillité. Car notre armée et notre marine sont une blague ! Les bourgeois, en effet, ne redeviendront pas capables, comme leurs ancêtres, d’organiser une grande guerre victorieuse. Mais eussions-nous une bourgeoisie énergique, eussions-nous une armée parfaitement organisée, eussions-nous des généraux de génie, je n’en dirais pas moins : il faut purement et simplement supprimer le budget de la guerre et de la marine !

Toute la loge rouge se tassa dans une accolade ; la Trompette de Jéricho gronda comme une bête fabuleuse ; Isidore bavait, debout sur une chaise ; Fallandres était sorti de son coin, et, soulevant sa houppelande, applaudissait en claquant des mâchoires ; le géant Alfred, avec des imprécations, se donnait du poing sur la joue ; de toutes parts, on ne voyait que les trous noirs des bouches hurlantes, les yeux furibonds et les mains folles. La fureur des Jaunes égalait l’exaltation des Rouges. Le charcutier Varang suffoquait, le visage couleur de betterave ; les Sambregoy faisaient mine de bondir dans la salle, leurs faces vertes striées de cannelle ; le sculpteur Barrois oscillait comme un ours blanc, et donnait du front comme un bélier ; le Déroulède criait sans lassitude, avec une telle palpitation de la gorge, qu’elle semblait prête à se rompre : « Vive l’armée !