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divisent ceux qui tiennent l’assiette au beurre. Et comme c’est peu de chose ! Quelle misère en comparaison des progrès de la science ! L’humanité possède aujourd’hui un outillage dix fois plus puissant qu’en 1848. Si on voulait, rien ne serait plus facile que de donner à tous la nourriture abondante, le logement spacieux, le vêtement commode, le repos, le loisir, le luxe même — j’entends ce confort qu’on appelle encore le luxe et qui, plus tard, apparaîtra si simple. Les exploiteurs ne le veulent ni ne le peuvent ! Ils ne le veulent pas, parce qu’ils craignent que le bien-être généralisé ne les prive de leurs monstrueux privilèges ; ils ne le peuvent pas, parce que le système de production capitaliste mène fatalement à des vues étroites, parce que la concurrence est de par sa nature un féroce gaspillage de forces, enfin, parce que le régime tout entier empêche l’éclosion de la pensée populaire, qu’il nous abrutit, nous décourage et nous débilite, à l’usine, à la fabrique, au chantier, au bureau, à la caserne et sur les sillons ! Le régime capitaliste est l’effort d’une minorité contre une majorité. Cet effort ne peut aboutir à la victoire du petit nombre que par une destruction colossale d’intelligence !

Sa voix enveloppait l’auditoire. Elle était comme un être insinuant et robuste ; elle agrippait, elle mordait, elle hypnotisait ; menaçante pour l’ennemi dont elle criait la malfaisance, elle était extraordinairement tendre pour ceux qu’elle conseillait. Le père Meulière et Jules Castaigne, qui détestaient le socialisme, se sentaient dominés par l’attention des autres : cette attention était devant eux comme une police et comme un obstacle ; elle arrêtait leurs répliques.

L’homme continuait :

— Ah ! vous pouvez en croire la dure et sinistre expérience. Il n’y a pour nous, dans les cœurs bourgeois, que mépris et que haine. La misère ne les