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anormales, qu’est-ce qui est normal ? Le sort des peuples n’a jamais dépendu de petites machines aussi simplettes que les théories des sociologues et moins encore des socialistes ! Tenons donc pour normales toutes ces sociétés qui ont vécu et qui vivent, comme nous tenons pour normal un troupeau de bisons ou une horde de loups. Et alors, qu’est-ce que nous voyons ? Que la douleur n’a fait que s’accroître depuis le commencement des hommes. Un sauvage mène une existence plus précaire que la nôtre ; il est plus exposé à la mort accidentelle, mais, en définitive, il souffre beaucoup moins que nous, il ignore presque ces infirmités innombrables qui torturent tant de civilisés, ceux surtout dont les nerfs ont la plus grande délicatesse. La migraine, la tuberculose, le cancer, les maladies de cœur, l’appendicite, la neurasthénie et cent autres maux nous frappent avec une férocité plus grande qu’ils ne frappent les nègres et même les Turcs. On atténuera quelques-uns de ces maux, on usera de calmants perfectionnés, je l’accorde, mais ce serait folie de croire que nous arrêterons ainsi une évolution qui ne s’est jamais arrêtée : la douleur trouvera cent issues nouvelles, elle les tirera de notre méditation et de notre hygiène mêmes et, bien entendu, elle les découvrira surtout dans les conditions nouvelles de notre existence.

Christine s’interrompit avec un sourire. Alors il parut impossible que ces paroles fussent venues d’elle. La grâce qui l’enveloppait, la lueur vivante qui s’échappait de sa prunelle et de sa bouche écarlate, cette sécurité charmante et magnifique qui rythmait son corps et ses gestes, semblaient exclure la tristesse, la sévérité et même la gravité de son discours.

François, choqué et séduit, répondit avec une ardeur mélancolique :

— Vous avez singulièrement élargi ma pensée.