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surexcita ; il y vit un exemple funeste. Les nouveaux ouvriers furent attirés dans des conciliabules, séduits par des camarades qui, selon l’occurrence leur payaient le bock, l’apéritif ou le litre. Les récalcitrants se virent rudement et sournoisement traqués : le sarrazin de la première heure, assailli par deux minervistes, au coin d’un terrain vague, fut roulé dans les détritus, l’excrément et les escarbilles ; d’autres reçurent des projectiles ou furent conspués au cabaret ; on excita les femmes ; plusieurs fois, une pluie de cailloux cassa les carreaux des ateliers ; une voiture de livraison se trouva hors de service.

Ces manœuvres demeurèrent d’abord impuissantes : par des promesses, par des objurgations, par des primes surtout, Boucharlat réussit à dominer son personnel. Puis des défections se produisirent : deux typographes, un minerviste, passèrent à l’ennemi. On réussit à les remplacer. Mais les nouveaux, trouvant un milieu plein de trouble et de crainte, se laissèrent facilement séduire par des petits verres et des promesses. On les remplaça encore, la police veilla autour de l’imprimerie, les anciens meneurs reçurent des avertissements et même le petit homme couturé comparut devant le commissaire.

La persécution en devint plus subtile, plus ingénieuse et plus sûre ; une légende habilement disséminée par les hommes de Rougemont intimida les chômeurs : les désertions se multiplièrent ; même le sarrazin de la première heure, épouvanté par une deuxième agression, se retirait ; il ne demeura qu’un des patrons et Glachant. La partie était perdue.

Pendant quelques jours, le père Boucharlat tourna dans sa cage. Ses yeux craquelés dévoraient sa face où les pommettes pointaient en silex, où les joues formaient deux creux d’argile. Il rugissait contre la destinée comme un roi de Shakspeare ; on le voyait