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Autant les enterrer vifs. Je ne les connais pas, peut-être ? Je ne les ai pas vus depuis trente ans que je travaille et vingt ans que je les emploie ? De la tête à tripe, des cœurs de vache et des phrases de mastroquet. Ça n’apprend rien, ça ne veut que tourner ses pouces et boire et fricoter des filles… Ah ! non. »

Ainsi soliloquait le père Boucharlat qui avait pris, dans un long célibat, l’habitude de s’adresser la parole. Comme il avait plié, ses ouvriers montraient des faces plus grivoises ; une soif de vengeance lui desséchait le gosier.

Un après-midi, il reçut la visite d’un ancien avec qui il avait jadis travaillé et même « couru quelques noces ». Victor Glachant était de la même race que Boucharlat, moins sobre pourtant, plus facilement dupe et plus préoccupé par le sexe. Lui aussi sut monter une imprimerie. Il l’avait bien conduite pendant dix années, puis des circonstances et une femme intervinrent. Glachant se ruina, « battit la dèche », essaya des gérances, fit un saut en province et ne put remonter sur sa bête. Il arrivait chez Boucharlat pour demander de l’ouvrage. Sa présence émut le vieil homme ; les jours de la jeunesse flottèrent devant une bouteille de château-yquem ; ils glorifièrent l’époque où ils ignoraient les rhumatismes, où la vie s’étendait comme une éternité :

— Pour sûr que tu auras du travail, mon vieux ! ricanait l’imprimeur, et du chic ! Qu’est-ce qu’on ferait dans cette saleté d’existence, si on ne reconnaissait pas les copains du bon temps !

Leurs yeux se remplirent de larmes. Puis Glachant remarqua :

— Il faut que je te dise… Je suppose que tes ateliers sont remplis de syndiqués ? Moi, je crèverais plutôt, mais je ne marche pas avec eux. J’ai été patron… j’ai du sang de patron dans les veines. Si tu as des engagements…