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à une indemnité… vu que cette manière de me chasser me fait tort. Et les camarades vont me soutenir, j’en réponds.

Il se retourna vers les ouvriers :

— Pas vrai, vous ne vous laisserez pas faire ?

Un petit homme, couturé par la variole et dont un œil « blanchissait », répondit :

— Si on te sacque, c’est la grève… Moi, je ne reste pas cinq minutes.

L’esprit de troupeau agita l’atelier, dix voix affirmèrent :

— Oui, oui… la grève.

Le père Boucharlat les considérait avec des yeux rouges ; l’indignation lui mangeait la parole ; il abattit son poing dans le vide, puis il sortit en ânonnant :

— On verra qui est le maître ! Tous un poil… tous ! tous !

C’était une période de commandes et l’ouvrage ne pouvait être remis au lendemain. Quand sa colère fut apaisée, l’imprimeur céda à la force et aux circonstances ; il garda l’ouvrier. Mais son humiliation lui pesait sur le cœur ; il la remâchait jusque dans son sommeil, il se prenait à haïr ces hommes qui se moquaient de lui et se soutenaient avec tant de promptitude et de ténacité. Leurs raisons lui semblaient odieuses. Plein de respect pour son œuvre, il ne doutait pas qu’elle ne fût sa création personnelle : les artisans, loin d’y aider, ne cessaient d’y nuire. Il comparait ses vingt ans d’efforts et de veilles à la veulerie, à la déloyauté, à l’ivrognerie de ses hommes ; il soliloquait, avec des bouffées de colère :

« Eux, s’organiser ! Eux, faire quelque chose par eux-mêmes ! Mais il n’y a qu’à les regarder ! Des porcs dans la porcherie… Cochons pour leurs femmes, cochons pour leurs camarades, cochons pour eux-mêmes ! Se passer des patrons, eux, eux !