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Pierre Boucharlat, sous le masque d’un bon singe, le nez plat avec de gros trous poilus, un collier de barbe pie et des yeux craquelés, gardait l’âme d’un homme du troisième empire, prêt à chanter les canards et à chambarder les capucins. Il ne connaissait rien de plus beau que la république, et comme s’il doutait encore de son existence, ne cessait de la proclamer. Il ne fallait pas lui en demander davantage. Le syndicalisme ne lui représentait qu’une forme de la fainéantise universelle. Et il disait :

— J’admets la fainéantise ! Si tu veux serrer ton ventre, serre-le. Si tu veux vivre de quatre sous, vis de quatre sous. Mais si tu veux le feu et la marmite, il te faut raser le poil que tu as dans la main ! Moi, je n’avais pas un rond ; mon père était cantonnier, il nourrissait quatre garçons et cinq filles. J’ai travaillé à quatorze ans. Quand il a fallu faire dix-huit heures, j’ai fait dix-huit heures ; quand il a fallu passer des nuits, j’ai passé des nuits. On m’a payé ce qu’il a fallu, j’ai même fait la grève avec les autres : je ne suis pas contre la grève. Seulement, la grève pour ne rien faire, ce n’est pas la grève, c’est le syndicalisme, et le syndicalisme, c’est la confédération générale des fainéants !

C’est un propos qu’il répétait volontiers et qui le faisait rire. Au fond, il n’avait pas d’inquiétude : il était sûr que le syndicalisme claquerait comme les ateliers nationaux et la Commune. Il avait les huit heures en abomination. C’était la ruine, l’ivrognerie et une nouvelle invasion des Prussiens. Lui-même ne comptait pas son temps. Assez malhabile, ayant peu d’entregent et aucune roublardise, il ne devait sa petite fortune qu’à une vigilance fantastique et à des veillées continuelles. Pour jouir de l’emploi de la marque syndicale, qui lui assurait quelques débouchés, il s’était engagé par contrat à n’employer que des artisans affiliés à la Fédération française