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les bêtes, on obtiendrait qu’elles respectassent l’homme et son domaine ; il n’y en aurait plus de féroces pour le roi pacifique du monde. On vivrait indifféremment sur les continents et sur les mers ; de grandes patries flottantes abriteraient les nations. Tandis que des esquifs innombrables silleraient parmi les nuages, on voyagerait sans peine au fond des océans, dans la fosse des Kouriles, dans l’abîme des îles Tonga et des îles Kermadec, on fréquenterait la faune abyssale comme on fréquente les animaux de nos pâturages et de nos basses-cours.

Ces prophéties charmaient diversement les auditeurs. Le petit Meulière soupirait et tenait la bouche entr’ouverte. Son âme réceptive se délectait de ces rêves qu’un autre peinait à lui servir. Il mêlait tendrement le bouvreuil à la cravate de pourpre, les fusées vertes du cytise ou du bouleau, la houle nacrée des hêtres, la course du carabe, le travail frénétique de la fourmi, le vol sournois des moustiques aux prédications d’Armand Bossange. Marcel fixait sur son frère des yeux étincelants d’où la goguenardise n’était jamais absente ; il n’enregistrait que les promesses de vagabondage, la vie d’un rôdeur de planète. Émile, allongeant ses pattes de cynocéphale, ricanait. Il avait de brusques délires et poussait des aboiements, il interrompait l’orateur d’une phrase baroque, ou se fourrait une figue dans la bouche en signe d’abondance et de sécurité.

Casselles demeurait immobile, la mâchoire raide, ouvrant d’énormes yeux de vitre bleue ; sa crédulité était froide, mais profonde ; il acceptait les principes tranche par tranche et en bloquait son cerveau. Ses pommettes rougissaient faiblement lorsqu’il s’agissait du militarisme. Il avait tiré au sort ; il devait partir au mois d’octobre. Cette nécessité restait pour son imagination quelque chose d’énigmatique, de malfaisant et de monstrueux.