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l’infini ; le monde s’étala vierge, sauvage, sans bornes ; tout naissait éternellement, rien ne vieillissait que pour reparaître plus neuf et plus émouvant.

Il sortait de ses livres hagard, plein d’un admirable vertige ; il allait saisir Gustave Meulière et Émile Pouraille ; il leur versait son ivresse en discours verbeux, tumultueux, obscurs et contradictoires. Ils en prenaient chacun selon sa nature ; mais tous deux y puisaient de la beauté vivante. Dans Émile, c’était une poussière. Elle tombait en corpuscules, en paillettes qui s’incrustaient au tréfonds et luisaient aux heures tendres ou craintives, en tourbillons qui s’agitaient confusément à travers la destinée monotone. Dans Gustave, ce fut une formation lente et continue, pleine d’un charme nébuleux, où les enthousiasmes s’élevaient comme des flammeroles sur un étang. Ces causeries les remplirent de dégoût pour le travail d’ouvrier ; tous trois tendirent désespérément vers le destin des bureaucrates : Armand trouva une place de commis aux écritures, dans une librairie. Par les jeux d’un atavisme alternant, il répudia l’argot maternel, calqua ses façons sur celles du père, soigna son vêtement, détesta les odeurs fortes et aspira à la discipline. Il mentit avec discrétion et discernement ; il lutta contre l’incurie d’Adèle et la puanteur du logis avec plus de force et d’efficacité que ne l’avait fait son père. L’ordre ne régna pas, c’était impossible, mais il y eut une ébauche de propreté : l’odeur d’urine cessa d’être continue.