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conta telle qu’elle avait fini par la concevoir. Le récit plut au terrassier. Il le développa. Émile devint le fils d’un comte tué à Madagascar, à la tête des troupes françaises, par une flèche empoisonnée.

Tout en éprouvant les angoisses de la jalousie rétrospective, Isidore rendait justice au comte : c’était un homme de grande mine, insoucieux et prodigue, à qui les usuriers avaient volé sa fortune. À mesure que Pouraille consolidait la légende, son amour croissait. Victorine fut, aux premiers temps du mariage, un objet de frénésie où Pouraille assouvit, une fois pour toutes, son idéal et sa sensualité. Il communia, par elle, avec les gens de la haute ; il ne se sentit jamais son égal. Elle le tolérait, elle ne retenait pas toujours ses soupirs ; et le terrassier, alors frais et vivace malgré l’alcoolisme, avec de belles dents, une haleine qui sentait parfois le petit verre, mais ne comportait aucun relent de gencives ou d’estomac, lui parut affreux au prix d’Auguste de Cullont.

— Tu penses à ton type ! hurlait-il, les soirs où elle courbait plus fort ses tristes vertèbres…

Elle ne niait point ; elle toussotait ; un désir funeste secouait Isidore.

S’il aima la mère, il détesta le petit. Cette haine était respectueuse. Il biglait devant la face pelée où revivait Auguste, il ricanait, il déversait des interjections mauvaises, mais il disait avec volupté :

— C’est le fils d’un comte !

Avec le temps, son ardeur décrut ; il était de ceux pour qui l’amour n’a qu’une saison. Sauf des accès, toujours plus rares, de paillardise, il ne sortit plus du brouillard alcoolique ; sa vie profonde fut au cabaret où, chaque samedi et chaque dimanche, il se payait la « cuite confédérale ». Comme c’était un ivrogne prolixe et chantant, qui titubait, et aussi parce qu’il était bancroche, il attirait les gamins et les gamines. Il rentrait souvent avec un crottin sur