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nait des mots trépidants et des anecdotes tronquées. Il avait reçu le don de la colère. Tout à coup, elle montait, elle lui gonflait une grosse veine sur la tempe, elle barbotait dans ses joues. Il proférait des menaces mais tapait rarement : après tant de rages, c’est tout au plus si Mme Victorine Pouraille avait rendu un peu de sang par les narines ou s’était vu gonfler une paupière, et Fifine, en tout temps, fut sacrée ; elle était la fraîche fontaine dont la vue finissait par rasséréner Pouraille. Émile seul connut de vives cuissons et de solides secousses.

Victorine, quoique efflanquée comme une vieille jument, les yeux morts, une peau de chandelle, une haleine dommageable, fut le grand amour d’Isidore. Elle était de dix ans l’aînée du terrassier ; elle apportait, outre trois cent cinquante francs d’économies, un jeune garçon mal construit, chétif et ridicule. C’était le produit des œuvres d’un personnage besoigneux, qui avait disparu dans la direction de Madagascar. Il avait eu les prémisses de Victorine Lacosse, au sixième d’un immeuble de la rue des Boulangers. Ce pauvre homme, aussi laid que sa maîtresse, répandait comme elle une odeur triste. Tandis qu’elle allait coudre à la journée, il vendait des vestes et des culottes au Travailleur économe. Ils se virent dans les escaliers, ils chuchotèrent dans les couloirs. Ce fut la jeunesse et ce fut l’amour. Ils mêlèrent leurs haleines ; ils palpitèrent sous des couvertures étroites. Et quand Auguste de Cullont partit par le bateau colonial, Victorine souffrit amèrement. Elle garda ensuite une image charmante et fine de ces yeux où poussait le compère-loriot et croissait la cire, de ce visage fumeux qui pelait comme un platane. Elle éleva le petit Émile, dont elle ne dissimula jamais les origines : elle en tirait orgueil.

Ce fut une légende mélancolique et pieuse. Lorsque Victorine rencontra Pouraille, elle la lui ra-