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la silencieuse

L’opium seul me défend un peu de l’excès d’angoisse. Et je n’ai contre Francesca aucune colère, aucune révolte. Mon épreuve a quelque chose de divin : c’est un sacrifice. J’accepte. Je suis prêt pour elle à toutes les immolations. Mon amour s’accroît de ma souffrance, non par la contradiction et l’instinct de lutte qui est à la base de tels sentiments, mais parce que ma souffrance est comme une forme plus élevée de l’adoration.

J’ai aussi voulu éviter ma présence à la jeune fille. Ojetti a rendu cette résolution impossible. Il s’est véritablement attaché à moi et, dès que je m’enferme ou me dérobe, il n’a de cesse qu’il ne m’ait ramené. L’autre jour, j’étais parti seul à travers la montagne. Je rêvassais tristement à la lisière d’une hêtraie, lorsque j’ai vu venir le docteur et Francesca. Le bon carbonaro était tout triste ; il s’est répandu en plaintes. Dans l’animation du discours, il s’est oublié jusqu’à dire :

— Dis-lui, Francesca, qu’il est notre seule consolation dans l’exil, dis-lui que sa présence est notre joie !

Francesca, pâle comme le glacier lointain, a murmuré d’une voix plaintive :

— Je vous prie, pour mon père !…

17 juillet.

Il est arrivé un petit carbonaro milanais. Il est vif et gentil comme Arlequin, avec de beaux yeux qui jouent dans son visage, tels de prestes diamants noirs, un sourire qui lui gagne tout le monde, de légers propos qui réjouissent les soirées, et le don des langues qui lui permet de parler le français aussi gaîment que l’italien. Avec cela une bonne âme enthousiaste, l’amour frénétique de l’Italie-Une, de la loyauté — mais, l’âme périlleuse des Lovelace, tout en ardeur présente et en tendresse fugitive. Il plaît au docteur, qui connaît sa famille, et nous sommes maintenant quatre à gravir les pâturages, quand les ombres deviennent longues.