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la silencieuse

antiques, enthousiaste aussi, plein du rêve de l’unité italienne et toujours prêt à sacrifier sa vie ou sa liberté pour ses croyances. L’autre captif — une captive — : la fille même du docteur, admise à la Serraz par faveur spéciale, à la condition de vivre avec les filles du gardien Mermoz.

Francesca Ojetti est de tous points éblouissante. Le jour et la nuit s’échappent à la fois de ses beaux yeux, couleur d’améthyste. Son teint réalise la perfection des plus belles pulpes de fleur, et semble jeter une lumière ainsi que les jeunes roses des Alpes ; chacun de ses gestes accuse davantage le soin délicat que la nature a pris de la parfaire. Cette magnifique personne est silencieuse. On n’entend que rarement sa voix où se marient la pureté des métaux nobles et la souple intonation des eaux courantes. Elle est triste de la grande manière où n’éclate aucune morbidesse, mais plutôt une harmonie de santé, une grâce divine et forte. Elle n’évite pas la présence ni la conversation des gens, mais elle décourage les âmes légères et les déconcerte malgré elle. Elle accompagne son père dans toutes ses sorties, soit dans les cours ou les jardins du château, soit à travers les pâturages et les bois. Elle a sûrement pour lui un amour qui confine à la religion.

Naturellement, toute la bande des prisonniers est en extase devant cette admirable Vénitienne. Retchnikoff lui-même en perd ses refrains sanguinaires et ses propos retentissants. Les jeunes font figure de Roméos, et les anciens ne perdent plus une attitude. Le docteur est devenu le souverain absolu de la Serraz, mais, accoutumé à ces flatteries par ricochets, il n’y prête guère attention. Et j’ignore pourquoi je lui plais — pourquoi je suis devenu son compagnon de promenade — pourquoi j’ai la meilleure poignée de main du père et quelques-uns des très rares sourires de la fille.

Nous sortons tous trois, vers le déclin des après-midi, quand le soleil se dore, que les ombres des montagnes, des hêtres et des sapins se couchent très longues sur les pâturages. Ojetti parle beaucoup. Son âme est un vivier d’anec-