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VITTORE CARPACCIO.

se détache le Rialto pittoresque du xve siècle, non pas l’arche de marbre que nous admirons, mais le pont de bois qui subsista, vermoulu, jusqu’en 1588 : une charpente fruste jetée sur six pilotis solides et qui s’ouvre au milieu par un pont levis. Cette image surprend et ravit par son originalité inaccoutumée. Seul le vieux pont de Lucerne pourrait en évoquer la saveur. Le bois est sombre, verdi. L’aspect est rude, primitif, tout de contraste avec le lieu du miracle.

Ici, l’élégance du style lombardesque est mêlée de richesse. Au-dessus de colonnes de stuc, des médaillons à buste d’empereur surmontent des chapiteaux dorés. L’or des grandes croix penchées vers le possédé, les surplis blancs des frères, au bas, les brocarts amples, les damas, les toques de velours des seigneurs massés au premier plan, répondent à la somptuosité du cadre. Mais l’œil se détache de ce groupe, appelé par l’acuité d’un spectacle plus rare : sur l’eau du canal, sombre sans doute et poussée au noir par le temps, un cortège de gondoles glisse avec légèreté.

Elles sont menées avec une grâce incomparable par des adolescents dont la sveltesse se dessine sous la fantaisie charmante du costume. Vestes roses ou bleues aux manches à crevés et à bouffettes, toques à aigrettes, capuchons, justaucorps brochés, on dirait plutôt des pages ; parmi eux, un nègre conduit un grave personnage qui est un admirable portrait. Tout auprès, dans une autre gondole, un grillon blanc frisé forme une tache amusante auprès d’un patricien drapé de velours cerise.