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Trois fois la plume elle prit en ses doigts,
Et de la main lui tomba par trois fois ;
Trois fois elle eut la bouche ouverte et close,
Puis, soupirant, cette lettre compose,
Et la voulut de tels mots ordonner :

« Salut à toi qui me le peux donner :
L’aveugle archer m’a tellement,blessée
De ton amour le cœur et la pensée ,
Que je mourrai si guérir tu ne veux
D’un prompt secours le mal dont je me deulx[1] :
Ce Dieu m’a fait en ce papier t’écrire
Ce que l’honneur me défendait de dire,
Et j’ai ma bouche ouverte mille fois ,
Mais la vergogne a resserré ma voix.

« A cet écrit veuilles donques permettre
Ta blanche main : l’ennemi lit la lettre
De l’ennemi ; la mienne vient d’aimer.
Qui de pitié te devrait enflammer.
Je ne vis plus, tant mon âme affolée ,
Laissant mon corps, en la tienne est allée.
Je suis perdue, et ne me puis trouver :
J’ai beau les sorts des sorciers éprouver,
Rien ne me sert, ni herbe ni racine :
Tu es mon mal, tu es ma médecine,
Tu es mon roi, de toi seul je dépens,
Je meurs pour toi, et si ne m’en repens.

« Aye pitié d’une fille amoureuse :
lia volupté sur toutes doucereuse,
C’est en amour cueillir la prime fleur,
Non un bouton qui n’a plus de couleur,
Tu me diras que je suis indiscrète,
Comme nourrie en cette île de Crète,

  1. Deulx, du verbe se douloir, souffrir, se plaindre ; en latin dolere