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LES


AMOURS DIVERSES.


A TRÈS-VERTUEUX SEIGNEUR


N. DE NEUFVILLE, SEIGNEUR DE VILLEROY,


secrétaire de Sa Majesté.


I.


 
Jà du prochain hiver je prévois la tempête,
Jà cinquante et six ans ont neigé sur ma tête ;
Il est temps de laisser les vers et les amours,
Et de prendre congé du plus beau de mes jours.
J’ai vécu, Villeroy, si bien que nulle envie
En partant je ne porte aux plaisirs de la vie :
Je les ai tous goûtés et me les suis permis
Autant que la raison me les rendait amis,
Sur l’échafaud[1] mondain jouant mon personnage,
D’un habit convenable au temps et à mon âge.
J’ai vu lever le jour, j’ai vu coucher le soir ;
J’ai vu grêler, tonner, éclairer et pleuvoir ;
J’ai vu peuples et rois, et depuis vingt années
J’ai vu presque la France au bout de ses journées :
J’ai vu guerres, débats, tantôt trêves et paix,
Tantôt accords promis, redéfaits et refaits,
Puis défaits et refaits. J’ai vu que sous la Lune
Tout n’était que hasard, et pendait[2] de Fortune[3].
Pour néant[4] la Prudence est guide des humains :

  1. L’échafaud : le théâtre.
  2. Pendait : dépendait.
  3. Fortune : hasard ; sens du latin Fortuna.
  4. Pour néant : vainement.
13.