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SONNETS

Puis, de livre ennuyé, je regardais les fleurs
Feuilles, tiges, rameaux, espèces et couleurs,
Et l’entrecoupement de leurs formes diverses,
Peintes de cent façons, jaunes, rouges et perses[1],
Ne me pouvant soûler, ainsi qu’en un tableau,
D’admirer la nature et ce qu’elle a de beau,
Et de dire, en parlant aux fleurettes écloses :
« Celui est presque Dieu qui connaît toutes choses[2],
Éloigné du vulgaire, et loin des courtisans,
De fraude et de malice impudents artisans. »
Tantôt j’errais seulet par les forêts sauvages,
Sur les bords enjonchés des peinturés rivages :
Tantôt par les rochers reculés et déserts,
Tantôt par les taillis, verte maison des cerfs.

J’aimais le cours suivi d’une longue rivière,
Et voir onde sur onde allonger sa carrière,
Et flot à l’autre flot en roulant s’attacher,
Et pendu sur le bord me plaisais d’y pêcher,
Étant plus réjoui d’une chasse muette,
Troubler des écaillés la demeure secrète,
Tirer avec la ligne en tremblant emporté
Le crédule poisson pris à l’haim[3] appâté,
Qu’un grand prince n’est aise ayant pris à la chasse
Un cerf qu’en haletant tout un jour il pourchasse.
Heureux, si vous eussiez d’un mutuel émoi
Pris l’appât amoureux aussi bien comme moi
Que tout seul j’avalai, quand par trop désireuse
Mon âme en vos yeux but la poison[4] amoureuse !

Puis, alors que Vesper[5] vient embrunir nos yeux,
Attaché dans le ciel, je contemple les cieux,

  1. Perses : bleues.
  2. Felix qui potuit rerum cognoscere causas.
    (Virg., Géorg., II, v. 489.)
  3. Haim, du latin hamus, hameçon.
  4. Ce mot ne s’emploie aujourd’hui qu’au masculin.
  5. Vesper : l’étoile du soir.