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POUR HÉLÈNE, LIV. II.
XIII.


Passant dessus la tombe ou Lucrèce[1] repose,
Tu versas dessus elle une moisson de fleurs :
L’échauffant de soupirs et l’arrosant de pleurs,
Tu montras qu’une mort tenait ta vie enclose.

Si tu aimes le corps dont la terre dispose,
Imagine ta force et conçois tes rigueurs :
Tu me verras, cruelle, entre mille langueurs
Mourir, puisque la mort te plaît sur toute chose.

C’est acte de pitié d’honorer un cercueil,
Mépriser les vivants est un signe d’orgueil.
Puisque ton naturel les fantômes embrasse,

Et que rien n’est de toi, s’il n’est mort, estimé,
Sans languir tant de fois, éconduit de ta grâce,
Je veux du tout[2] mourir pour être mieux aimé.


XIV.


Mon âme mille fois m’a prédit mon dommage :
Mais la sotte qu’elle est, après l’avoir prédit,
Maintenant s’en repent, maintenant s’en dédit,
Et voyant ma maîtresse, elle aime davantage.

Si l’âme, si l’esprit, qui sont de Dieu l’ouvrage,
Deviennent amoureux, à grand tort on médit
Du corps qui suit les sens, non brutal comme on dit
S’il se trouve ébloui des raiz[3] d’un beau visage.

  1. Mademoiselle de Bacqueville, amie d’Hélène.
  2. Du tout : tout à fait.
  3. Raiz : rayons.