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Tant nous sommes chetifs et pauvres journaliers,
Recevans, sans repos, maux sur maux à milliers,
Comme faits d’une masse impuissante et debille.
Pource je m’esbahis des paroles d’Achille,
Qui dit dans les Enfers, qu’il aimeroit trop mieux
Estre un pauvre valet, et jouyr de noz Cieux,
Que d’estre Roy des morts : certes il faut bien dire
Que contre Agamemnon avoit perdu son ire,
Et que de Briseis plus ne se souvenoit,
Et que plus son Patrocle au cœur ne lui venoit,
Qui tant et tant de fois luy donnerent envie
De mourir de despit, pendant qu’il fut en vie :
Ou bien s’il eust ouy l’un des Sages, qui dit
» Que l’homme n’est sinon, durant le temps qu’il vit,
» Qu’une mutation qui n’a constance aucune,
» Qu’une proye du Temps, qu’un jouet de Fortune :
Il n’eust voulu çà-haut renaistre par deux fois,
Non pour estre valet, mais le plus grand des Rois.
Masures, on dira que toute chose humaine
Se peut bien recouvrer, terres, rentes, domaine,
Maisons, femmes, honneurs, mais que par nul effort
On ne peut recouvrer l’ame quand elle sort,
Et qu’il n’est rien si beau que de voir la lumiere
De ce commun Soleil, qui n’est seulement chere
Aux hommes sains et forts, mais aux vieux chargez d’ans,
Perclus, estropiats, catarreux, impotans.
Tu diras que tousjours tu vois ces Platoniques,
Ces Philosophes pleins de propos magnifiques
Dire bien de la Mort : mais quand ils sont ja vieux,
Et que le flot mortel leur noue dans les yeux,
Et que leur pied tremblant est desja sur la tombe,
Que la parole grave et severe leur tombe,
Et commencent en vain à gemir et pleurer,
Et voudroient, s’ils pouvoient, leurs trespas differer.
Tu me diras encor que tu trembles de crainte
D’un batelier Charon, qui passe par contrainte
Les ames outre l’eau d’un torrent effroyant,
Et que tu crains le Chien à trois voix aboyant.