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III. LIVRE

Si la Muſe te fuit, & d'vn vers ſolonnel
Ne te fait d'âge en âge aux peuples eternel.
" Les Palais, les citez, l'or, l'argent & le cuiure
" Ne font les puiſſans Rois ſans les Muſes reuiure:
" Sans les Muſes deux fois les Rois ne viuent pas,
" Ains deſpouillez d'honneur ſe lamentent là bas
" Aux riues d'Acheron : ſeulement ceſte gloire
" Eſt de Dieu concedée aux filles que Memoire
" Conceut de Iuiter, pour la donner à ceux
" Qui attirent par dons les Poêtes chez eux.
Tout le riche butin toute la belle proye
Que les deux freres Grecs auoient conquiſe à Troye,
Eſt perie auiourd'huy, & ne cognoiſtroit t'on
Achille, ny Patrocle, Aiax, n'Agamemnon,
Ny Rheſe, ny Glaucus, ny Hector, ny Troile,
Et tant d'hommes vaillans perdus deuant la ville
Seroient comme de corps, de gloire déueſtus,
Si la Muſe d'Homere euſt celé leurs vertus:
Ainſi que vignerons qui ont és mains l'empoule
A force de becher, ſeroient parmy la foule
Des eſprits incognus, & leur vertu qui luit
Seroit enſeuelie en l'eternelle nuit.
Donques pour engarder que la Parque cruelle
Sans nom t'enſeueliſſe en la nuit eternelle,
Touſiours ne faut auoir à gage des maçons
Pour transformer par art vne roche en maiſons,
Et touſiours n'acheter auecques la main pleine
Ou la medale morte ou la peinture vaine:
Mais il fait par bien-faits & par careſſe d'yeux
Tirer en ta maiſon les miniſtres des Dieux
Les Poêtes ſacrez, qui par leur eſcriture
Te rendront plus viuant que maiſon ny peinture.