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COMPTES-RENDUS

c’est qu’elles appartiennent à un moment particulier de la durée où une circonstance qui nous est inconnue leur a donné le moyen de produire leur effet. Toutes les langues sont toujours au moment de modifier chacun de leurs sons ; des millions de tendances avortent chaque jour ; l’une ou l’autre aboutit, et produit d’ordinaire un changement minime, à peine appréciable, et dont ceux qui l’opèrent n’ont pas conscience : c’est une simple modification de quantité dans une voyelle, une légère diminution d’intensité dans une consonne, un faible commencement d’assimilation entre les deux éléments d’un groupe. Le changement s’arrête souvent là pour des siècles ; mais parfois aussi, une fois le branle donné, l’évolution suit son cours, une altération en amène une autre, et il arrive que toute une partie de la phonétique d’une langue est renouvelée. Voilà l’ordre de faits qu’il faut étudier et sur lequel les patois jettent une si vive lumière ; chez eux les tendances aboutissent plus souvent, les évolutions si prononcent plus hardiment que dans les langues cultivées, où tant d’efforts s’opposent à l’innovation. Il est très douteux que la race ait la moindre influence sur ces phénomènes[1] qui se résolvent en une réalisation mécanique de tendances psychologiques. C’est dans l’observation de la partie mécanique du phénomène que doit aujourd’hui se concentrer l’effort des linguistes ; cette observation n’est vraiment complète que quand elle est historique et comparative, mais la simple et fidèle constatation des faits est déjà un grand service rendu à la science. Les faits observés dans les patois lorrains devront désormais être pris en considération, mais les conclusions qu’a voulu en tirer M. Adam resteront assurément sans influence, parce qu’elles reposent en grande partie sur des illusions qui disparaissent de plus en plus avec le progrès des méthodes.

Une autre illusion commune à la plupart des personnes qui abordent l’étude d’un patois sans avoir sur l’ensemble des langues romanes des notions assez sûres, c’est celle qui consiste à croire que ce patois a conservé des mots latins inconnus aux autres régions de la Romania ou simplement de la France. En théorie, il n’y a rien d’absurde dans cette opinion : pourquoi tel mot latin, perdu ailleurs, ne se serait-il pas conservé dans tel ou tel district ? En fait, au moins pour les patois français, je ne crois pas qu’il y en ait d’exemple assuré. L’explication de cet état de choses ne saurait être abordée ici ; je dois me borner à montrer que les cas allégués par M. Adam à l’appui de cette opinion appliquée aux patois lorrains ne peuvent être maintenus. « Ces patois, dit-il, se sont approprié un certain nombre de mots latins, lesquels n’ont point passé dans le français, et ils ont conservé à d’autres mots des formes plus latines que celles de la langue littéraire. » Cette dernière phrase est peu claire : tout patois a des formes « plus latines » que celles de la langue littéraire, c’est-à-dire que le parler de l’Île-de-France et celui des autres provinces faisant passer les mots latins par des transformations phonétiques différentes, tantôt l’un, tantôt l’autre

  1. Bien entendu, il ne faudrait pas nier qu’une langue adoptée par un peuple qui en parlait d’abord une autre ait pu subir quelques modifications sous l’influence non pas des aptitudes, mais des habitudes phonétiques de ce peuple. C’est ainsi que j’ai essayé (Rom. vii, 130) de rattacher à la phonétique gauloise la prononciation de l’u en français.