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Adam, Les patois lorrains

rium ; cela ne l’empêche pas d’établir douze dialectes, chacun avec des sous-dialectes, qui, si on les soumet à la critique, ne conservent qu’une réalité bien flottante. Plus utile est l’exposé de dix-huit traits qu’il regarde comme caractéristiques de tous les patois lorrains ; la plupart, sinon tous, se retrouvent plus ou moins isolés hors de la région qu’il étudie ; mais il est intéressant de constater leur coexistence sur une assez grande étendue de pays. Enfin, — et c’est là ce qui est le plus contestable, — l’auteur veut tirer de l’étude des patois lorrains des conséquences ethnographiques. Il a renoncé, non sans regrets, à trouver dans les patois des traces de la distinction des Mediomatrici et des Leuci, les deux peuples gaulois qui habitaient la région dont une partie forme aujourd’hui les départements de Meurthe-et-Moselle et des Vosges ; mais il s’attache à l’idée que « si les Médiomatriciens et les Leuquois ont remplacé par hh, h, les articulations latines s, sc, c, etc., c’est que leurs ancêtres ont été des Belges celto-germains ; j’entends par là qu’au ve ou au vie siècle avant Jésus-Christ, des conquérants venus d’outre-Rhin se sont superposés à un peuple de race celtique, se sont fondus dans ce peuple, y ont pris leurs femmes, et qu’ainsi les aptitudes phonétiques des vaincus ont été modifiées par l’infusion d’un sang nouveau. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Certains patois lorrains, pour prendre un exemple, changent s initiale en hh (sur la prononciation, voy. Rom. ii, 438) et disent hheu pour sœur, etc. Les Allemands d’il y a vingt-cinq siècles avaient des mots commençant par s qui commencent encore de même dans tous les dialectes allemands actuels : sôn, « fils », n’est pas devenu hhôn. Cependant ces Allemands auraient « modifié les aptitudes phonétiques » des « Médiomatriciens et des Leuquois » de telle façon que quand ceux-ci, quelques siècles après, ont appris le latin, ils ont changé en hh l’s initiale de soror, ce que les Allemands n’ont fait ni pour leurs propres mots, ni pour aucun des mots latins qu’ils ont adoptés (segnen, saum, etc.)[1]. Mais il y a plus fort. Si on étudie l’histoire linguistique de la Lorraine, on voit clairement que ce sont des sons gutturaux étaient inconnus au moyen âge[2] ; ils le sont encore à une partie du domaine lorrain, qui, d’après M. A., représente une dégradation phonétique, tandis qu’au contraire elle a conservé l’ancien état ou des états intermédiaires : l’anc. fr. suer est représenté en lorrain par cheu, heu, hheu : à quelle étape s’est manifestée l’influence allemande ? est-ce quand s est devenue ch (comme dans tant de parlers de tout pays) ou quand ch est devenu h ou hh ? Il faut renoncer à chercher aucun lien entre les phénomènes de l’évolution linguistique et les prétendues « aptitudes phonétiques » héréditaires. Le développement qui a amené soror à hheu aurait sans doute aussi bien pu se produire dans tout autre pays que la Lorraine. Les raisons qui ont déterminé les modifications successives de s en ch puis en h ou hh nous échappent absolument. On les trouvera peut-être un jour, quand la psychologie et la physiologie auront fait des progrès que nous soupçonnons à peine ; mais ce que nous pouvons voir dès aujourd’hui,

  1. M. Rolland, dans l’article cité, fait d’ailleurs remarquer que l’articulation caractéristique hh est étrangère à la phonétique allemande.
  2. Je ne puis entrer ici dans l’étude détaillée de ce phénomène, qui a certainement commencé au moyen âge, mais qui n’est complet que depuis un temps assez moderne.